Le bonheur au travail au microscope de la psychologie positive

Si les effets négatifs du travail sur la santé sont bien connus, le bonheur au travail commence tout juste – sur l'échelle temporelle de la science – à faire l'objet de recherches.

Pas facile, avec un concept aussi large, subjectif et à la mode, nous expliquent trois scientifiques.

Que peuvent les scientifiques pour le bonheur au travail ? "Travail et bonheur, c’est un oxymore", répond Sabrina Tanquerel, enseignante à l’école de management de Normandie : "'Travail' vient tout de même du latin 'tripalium', qui veut dire 'torture'". Sans compter que le bonheur n’est "pas facile à définir scientifiquement", renchérit Jacques Fradin, docteur en médecine, comportementaliste et cognitiviste et fondateur de l’Institut de médecine environnementale (voir notre article). D’ailleurs, Marie Holm, une troisième chercheuse invitée à participer aux journées du bonheur au travail à Paris, mi-février, parle, elle, de "bien-être au travail". Une chose est sûre : qu’on le nomme en latin, en français, par périphrase ou non, le concept de bonheur au travail a toute une "base scientifique" à construire.

Rééquilibrer le regard vers le positif

Jusqu’à encore récemment, rapporte Sabrina Tanquerel, les travaux scientifiques se penchaient surtout sur les retombées négatives que pouvait avoir le travail sur la santé. Or selon cette chercheuse en sciences de gestion, "il y a une manne de connaissances sur le bien-être au travail à apporter". Oeuvrant donc à une sorte de "rééquilibrage" du regard posé sur l’homme au travail, sa discipline parmi d'autres "essayent de comprendre dans quelle mesure un salarié heureux apporte plus de richesses à l’entreprise, et de quelles richesses il s’agit". En sortent ensuite des "indicateurs qualitatifs" et des données rendues publiques. Jacques Fradin et son équipe de chercheurs étudient de leur côté les "implications biologiques" que peuvent avoir l’organisation du travail sur le salarié, et plus particulièrement sur son cerveau. Ils sont en mesure, par exemple, d'expliquer quelle partie du cerveau s'active en situation de stress au travail ou au contraire en situation de maîtrise. Un travail qui permet ensuite aux entreprises qui le souhaitent de générer des "modèles organisationnels biocompatibles, tenant compte des caractéristiques biologiques du cerveau humain".

Un gage de sérieux pour des concepts récents

De son côté Marie Holm, chercheuse à la chaire "mindfulness, bien-être au travail et paix économique" de l'école de management de Grenoble, étudie certaines "techniques contemplatives". Particulièrement usitées au Canada, elles sont censées permettre au salarié de prendre du recul sur sa façon de travailler et de se comporter au travail, d’améliorer ses méthodes et au final de contribuer à son bien-être et à celui de ses collègues. Décortiquant la littérature scientifique existante, se basant aussi sur des observations de terrain, Marie Holm tente d’établir des liens solides entre bien-être, durabilité, pleine conscience, et de leur trouver des applications concrètes sur le terrain. Une façon d'apporter de la "crédibilité" et une légitimité aux approches fondées sur le bien-être au travail, selon elle. Jacques Fradin met lui aussi en avant ce gage de sérieux apporté par les chercheurs : "La science met sans cesse à l’épreuve ses hypothèses, elle est donc fiable, objective. Et rassurante, car on sait que dans ce domaine, il y a des phénomènes de gourou ou de modes, dont on découvre les effets pervers des années après".

La théorie, la pratique aussi

"À la différence d’un consultant", poursuit Sabrina Tanquerel, "nous servons la recherche". "Il arrive donc que nos conclusions ne plaisent pas aux entreprises qui nous ont ouvert leurs portes pour nos observations". Pour autant, ces conclusions peuvent servir aux "praticiens", traduites en recommandations managériales par exemple, ou mises en pratique lors de séminaires comme ceux que Marie Holm donne parfois en entreprise. À l’institut de médecine environnementale, il existe d'ailleurs un pôle conseil qui décline en pratique la théorie de l’équipe de Jacques Fradin, dans les hôpitaux notamment. Mais pour que la science puisse plus largement faire bénéficier les praticiens de ses données sur le bonheur au travail, selon Marie Holm, le plus gros obstacle à franchir reste finalement le "scepticisme" de certaines entreprises, et plus généralement, de l’opinion. "Certains pensent que les techniques contemplatives sur lesquelles je travaille ont un lien avec la religion, ils les trouvent étranges. Pourtant, ils les appliquent parfois eux-mêmes sans s’en rendre compte."

Des problématiques à explorer

"Au fond", estime Jacques Fradin, "le bonheur au travail est peut-être un concept à la mode aujourd’hui et qui sera à nouveau dans l’ombre dans quelque temps. Mais c’est une bonne question à poser. Car d’autres concepts qui lui sont liés doivent être explorés : la capacité du travailleur à s’adapter en situation de stress, la motivation primaire qui le rend résistant à l’échec quand il est passionné par son travail ou encore sa capacité à résister aux rapports de force". Marie Holm explique de son côté travailler sur le "servant leadership", plus connu sous le nom de management agile (voir notre article). Sabrina Tanquerel se dit quant à elle intriguée par les "entreprises libérées" (voir notre article) et le partage du pouvoir qui s'y joue. "Est-ce que le bonheur au travail c’est l'aplanissement progressif du management vertical d’aujourd’hui ? Est-ce que cela complexifie les choses ou est-ce une avancée significative ?" s'interroge-t-elle avant de conclure : "Ce serait une bonne problématique de recherche."

Regards sur la psychologie positive

"D'après la chercheuse Marie Holm, l'engouement pour le bonheur au travail en tant que concept "étudiable" scientifiquement est né avec l'essor de la psychologie positive. Fondée par le psychologue américain Martin Seligman à l'aube des années 2000, elle "part du principe que l'émotion est au centre de l'équilibre de l'individu et qu'on ne peut pas faire l'impasse dessus", explique Jacques Fradin, qui ajoute : "La psychologie positive dit aussi que l'émotionnel négatif est plus puissant que l'émotionnel positif, pour des raisons darwiniennes, et qu'à partir de là, il faut compenser ce déséquilibre en insistant sur le positif, faute de quoi l'humain est en posture défensive et l'échec a prise sur lui."

 

 

 

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