Comment rendre le travail "soutenable" à long terme ?

Alors que la vie professionnelle s'allonge et que les conditions de travail se dégradent, des chercheurs planchent sur ce qui pourrait rendre le travail plus soutenable. Permettre aux salariés d'échanger leurs tuyaux pour travailler en se fatiguant moins par exemple. Serge Volkoff nous présente leurs travaux.

"La soutenabilité des conditions de travail ne serait pas un problème majeur si elles étaient en voie d’amélioration..." Les travaux de synthèse réalisés par les ergonomes Serge Volkoff et Corinne Gaudart pour le Centre d’études de l’emploi ne disent pas qu’on peut faire quelque chose contre cette dégradation. Leur propos est plutôt de pointer les caractéristiques du travail qui ne sont pas soutenables à long terme – le travail répétitif ou nocturne par exemple –, et les aménagements envisageables pour les rendre moins insoutenables (voir notre brève). Par soutenables, comprenez des conditions de travail qui permettent aux travailleurs de rester en bonne santé et de ne pas s’épuiser, mais aussi d’engranger de nouvelles compétences utiles au poste de travail occupé ou à un autre. Serge Volkoff nous apporte son éclairage sur une notion qui n’est “pas nouvelle”, mais à laquelle il va falloir s’intéresser davantage. Car outre le maintien d’une certaine pénibilité et l’accroissement de la pression temporelle au travail, la vie active s’allonge. Tout cela créé "un surcroît de problèmes pour les travailleurs vieillissants".

La soutenabilité d’un travail est liée à de nombreux facteurs telle l’organisation de l’entreprise. Il n’y a donc pas de métiers soutenables et d’autres non ?

Serge Volkoff : Disons qu’un certain nombre de métiers présentent des caractéristiques qui, par leurs effets sur le long terme, ne vont pas vers la soutenabilité. Le travail de nuit par exemple ou l’exposition à des produits chimiques : au bout d’un certain temps, il y a possibilité de développer une maladie. Pour autant, des aménagements alternatifs peuvent faire reculer cette insoutenabilité. Du côté des jours de repos, du contenu du travail, des effectifs, etc.

Soutenable est-il synonyme de supportable ?

Serge Volkoff : Non, il ne s’agit pas de la même chose. Les conditions de soutenabilité ou pas d’un emploi et les bonnes ou mauvaises conditions de travail dans cet emploi ne se recouvrent pas tout à fait. Si vous éprouvez du fait de votre travail des douleurs lombaires par exemple, on peut dire que c’est insoutenable car sur le long terme ça posera des problèmes. Sur le moment aussi d’ailleurs. En revanche si vous avez des relations tendues avec votre supérieur hiérarchique, c’est certes "insoutenable", dans le sens d'insupportable au quotidien, mais on n’est pas dans le registre de la soutenabilité, dans le sens où il n’y a pas de dimension de long terme bien avérée.

L’expérience permet aux travailleurs de nuit de se ménager, mais de là à parler de soutenabilité… Ne s'agit-il pas plutôt de rendre le travail moins pire ?

Serge Volkoff : Il y a parfois des exigences extrêmes du travail dont la seule présence suffit à rendre ce travail insoutenable. L’exposition à des températures extrêmes par exemple, ou la répétitivé absolue d’opérations mentales ou de certains gestes. Mais comme pour le travail de nuit, une fois qu’on a dit cela, on ne peut pas réclamer leur éradication. Ou plutôt si, on peut, mais il s’agirait alors de gérer sous l’angle de la soutenabilité la fermeture d’entreprises, ou l’exportation des risques dans d’autres pays. Avec cette notion, il ne s’agit pas de lâcher prise sur un certain nombre de domaines, mais plutôt de déplacer le curseur afin qu’un travail dans un milieu bruyant par exemple devienne moins insoutenable. Dans ce cas de figure, la soutenabilité implique de se demander ce qui dans l’activité oblige le salarié à travailler à proximité de la source de bruit. Peut-on réduire la présence de la personne à côté de cette source ? Il est toujours possible d’essayer de construire quelque chose pour réduire l’exposition sur le temps, ou la fréquence.

Et dans le cas du travail répétitif ? Peut-il être soutenable ?

Serge Volkoff : Le travail répétitif a un caractère non-soutenable ; il sollicite beaucoup le travailleur, provoque de l’usure. Souvent aussi, il amène les salariés à ne pas se construire de compétences nouvelles, il enferme. Ensuite, ce travailleur n’a pas les ressources pour déplacer son propre domaine de travail.

La soutenabilité dans le travail répétitif sous cadences

Dans leurs travaux, Serge Volkoff et Corinne Gaudart prennent l’exemple d’une unité de production en mécanique. Des actions en faveur de la soutenabilité du travail y ont été menées pour diminuer les ports de charges lourdes, les postures pénibles. Des détrompeurs ont notamment été mis en place – il s'agit de dispositifs mécaniques permettant d’éviter les erreurs d'assemblage, de montage ou de branchement –, ils ont diminué les efforts de vigilance nécessaires aux travailleurs. Par ailleurs, les chercheurs suggèrent deux pistes pour accroître cette soutenabilité, en partant de l’existant. La première : de valoriser voire d’encourager la construction d’une expérience performante d’un point de vue économique, social et pour la santé individuelle. Les salariés plus âgés de l’unité ont développé des stratégies de "préservation de soi" sur la chaîne d’assemblage pour réduire les déplacements et la pénibilité. Ils regroupent de telle ou telle façon l’approvisionnement des pièces en début de cycle de façon à réduisent les temps de déplacement pendant ce cycle et donc la pénibilité de la tâche. Cela leur donne aussi un temps d’avance pour anticiper sur le cycle suivant. Seconde piste : cet exemple montre que la vulnérabilité de certains salariés les pousse à faire preuve de créativité dans leur gestion des tâches et les rend performants. Tant et si bien qu’il suggère une réflexion sur la tolérance des modèles productifs à la diversité entre les individus.

Quels phénomènes récents pèsent sur la soutenabilité du travail ?

Serge Volkoff : On observe une lente progression des horaires très décalés et un phénomène de "réactivité contrôlée" : on rend les gens très responsables de leur propre travail sans leur donner les moyens matériels et temporels d’aboutir. On note aussi une accélération des changements dans l’entreprise. Attention : un travail soutenable n’est pas le contraire d’un travail qui change. Sans changements, le salarié n’évolue pas, il ne se construit pas d’expérience, or cette expérience peut l’aider (voir notre article). Mais si l’on prend l’exemple des administrations où l’on observe actuellement des formes de conduite du changement à la va-vite, péremptoires, avec l’intervention de consultants et des solutions toutes faites… On voit que le résultat n’est pas toujours maîtrisé et pas soutenable à long terme.

Qui introduit cette soutenabilité ? Les salariés ?

Serge Volkoff : Les initiatives des salariés sont nécessaires – certains se servent davantage du regard pour accomplir leurs tâches et s’économiser, d’autres du toucher –, mais cela n’est pas toujours possible. La responsabilité des entreprises, c’est de rendre ces initiatives ou stratégies réalisables, efficientes. Ça ne dédouane pas la responsabilité de l’employeur au contraire : ça la pointe, sous un autre angle. Outre sa responsabilité de base qui est d’éviter les exigences extrêmes du travail, il est intéressant que ses décisions évoluent vers une prise en compte des stratégies de travail des gens. En fournissant par exemple un éclairage astucieux à celui qui s’appuie particulièrement sur son regard, et des pièces du bon calibrage sur celui qui a l’habitude de particulièrement manier les pièces. Quand des personnes effectuent un même travail mais avec des stratégies différentes pour des raisons de corpulence, d’âge, de formations etc., il est aussi important qu’elles échangent des informations pour travailler en se fatiguant moins par exemple. Cela demande de laisser des espaces de concertation entre collègues, sinon de les créer, et c’est aussi la responsabilité de l’employeur.

Le compte pénibilité ne suit-il pas une autre logique que celle de la soutenabilité des conditions de travail ?

Serge Volkoff : Le but de ce dispositif, c’est vraiment la compensation. Même si au passage il a une petite utilité pour la prévention puisqu’il permet à des salariés de passer à temps partiel ou de partir plus tôt. Si à ce moment là, ils ont un travail pénible, ce n’est pas plus mal. Et puis le compte introduit un système de points qui peut aider à s’extraire et d’aller vers quelque chose de plus soutenable. Le compte pénibilité a davantage polarisé le débat social sur les expositions nocives à long terme et je trouve positif qu’un dispositif rappelle année après année qu’un certain nombre de caractéristiques peuvent être nocives. Ceci dit, la soutenabilité relevant d’aspect relatifs aux management, à l’organisation du travail mais aussi de situation individuelles, diverses, une bonne partie de l’action doit être adaptative et c’est compliqué de cadrer des questions comme celle-ci pour la loi.

 

 

 

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