Management : "Les nouveaux cadres de travail négligent le quotidien des salariés"

Classé dans la catégorie : Général

Dans son ouvrage "Le management désincarné", la sociologue Marie-Anne Dujarier étudie l'impact des dispositifs qui encadrent l'organisation du travail. Conçus à distance, ils imposent "un rapport social sans relation".

Interview.

Management par objectifs, benchmarking, évaluation, lean management, systèmes informatiques… Vous avez étudié l’impact de ces "dispositifs" sur les organisations. Qu’en déduisez-vous ?

Marie-Anne Dujarier : Tous ces dispositifs sont mis en œuvre au nom de la performance. Or, les points de vue diffèrent selon la place du salarié dans l'organigramme. Il arrive fréquemment que les indicateurs de performance soient bons, voire excellents, alors qu'au même moment "sur le terrain", les travailleurs observent que les dispositifs les amènent à mal travailler et à dégrader la performance (qualité de service, productivité, compétence collective, perte de fiabilité, etc.) pour améliorer un indicateur. C’est pourquoi, de leur point de vue, ce mode de management ne produit ni qualité ni économies et rend l’activité pénible voire pathogène.

Concrètement, comment définir ces "dispositifs" ?

Marie-Anne Dujarier : Il est possible d’en repérer trois types : les dispositifs de finalité (management par les objectifs, pilotage par la performance, démarches budgétaires, benchmarking, normes de qualité, descriptif des produits…). Ils disent ce qu'il faut faire. Ce qui caractérise les organisations aujourd'hui, c'est que ces finalités sont généralement exprimées sous forme quantitative. Nous trouvons également des dispositifs de procédés, qui, eux, disent comment faire. Protocole, processus, démarches et méthodes diverses, "kit"… Ils peuvent prendre des formes orales, écrites, ou sont plus couramment encore fondus dans des systèmes d'information. Enfin, des dispositifs sont mis en place pour faire comprendre et accepter leur rôle auprès des salariés et des consommateurs. Ils sont traditionnellement portés par la communication interne et externe, la formation, les dispositifs d'incitation, la gestion des carrières… Ce que les spécialistes du "change management" connaissent bien.

Ces trois types de dispositifs ont pris une place croissante dans les formes d'organisation du travail, aux dépens de l'encadrement de proximité. Les managers de terrain doivent en effet aujourd’hui agir avec (ou parfois contre) une grande variété de dispositifs qui viennent du "haut".

Au point d’aboutir à un management "désincarné" ?

Marie-Anne Dujarier : Les dispositifs sont effectivement des formes d'encadrement du travail à distance. Un progiciel (site intranet et internet, ERP…), une procédure budgétaire, une check-list qualité, une méthode type de lean-management, ou des scripts langagiers, par exemple, ordonnent l'activité humaine, ou du moins tentent de le faire. Les dispositifs sont des choses avec lesquelles il n'est pas possible d'avoir une interaction : ils deviennent donc indiscutables.

Qui sont les concepteurs de ces dispositifs ? Vous parlez de "planneurs"?

Marie-Anne Dujarier : Il s’agit de cadres mandatés pour optimiser la performance des organisations, à un niveau global : contrôleurs de gestion, responsables de ressources humaines, chargés de la qualité, du marketing, de la communication, de l'informatique ou de la stratégie. Ils sont généralement affectés au siège, loin de l'activité concrète, des clients et des petits problèmes quotidiens réels… Contrairement aux managers de proximité, ils doivent penser l'organisation en "plan", de manière abstraite, au moyen de chiffres et de lettres. Et ce, sans la connaître, et sans la "sentir". Je propose de les appeler les "planneurs" afin de les différentier des autres cadres (de proximité ou de R&D). Ce néologisme fait également référence à la critique dont ils font l'objet par les autres travailleurs, qui les accusent régulièrement de "planer" par rapport à la "vraie vie" et aux questions concrètes qui surgissent au travail.

Sont-ils les seuls responsables de la dégradation des relations humaines en entreprise ?

Marie-Anne Dujarier : Non. Ils sont, d’ailleurs, nombreux à regretter qu’elles ne soient pas meilleures. Nous avons affaire ici à un fait social, commun à toutes les grandes organisations, qu’elles soient publiques ou privées : la montée d'un encadrement par les dispositifs à distance qui impose un rapport social sans relation.

Dans cette configuration, quelles sont les marges de manœuvre des DRH ? Sont-ils écartés de la responsabilité touchant à l’organisation du travail ?

Marie-Anne Dujarier : Les directeurs des ressources humaines sont des planneurs comme les autres : comme l'indique l'intitulé de leur fonction, ils ont en charge d'optimiser la performance de la "ressource" humaine dans l'organisation. Ils ne peuvent connaître chaque travailleur, chaque activité, chaque situation. Leur mandat se situe plutôt dans la vision stratégique, qui les amène à penser l'organisation en termes de masse salariale, de taux (d'absentéisme, de satisfaction, de turnover…) et de grands concepts généraux ("excellence", "responsabilité", "motivation", "diversité", " empowerment"…). Ils pensent en plan, donc. Leur action consiste essentiellement à mettre en place des dispositifs RH : de formation, d'évaluation, de contrôle de gestion RH, de conduite du changement, de rémunération, d’embauche, de licenciement…Ces dispositifs vont s’ajouter aux autres dispositifs (de production, qualité, contrôle…) et faire partie du quotidien des autres salariés.

Sont-ils convaincus de ce mode de management ? Arrivent-ils à s’en exonérer ?

Marie-Anne Dujarier : Les DRH, comme les autres planneurs, se disent assez critiques à l’égard des dispositifs mis en place par les autres gestionnaires : le marketing se plaindra des procédures budgétaires rigides, tandis que les responsables RH peuvent essayer de contourner les dispositifs informatiques qui ordonnent une part de leur activité, de la même manière que les informaticiens disent régulièrement juger "ubuesques" les procédures RH… Autrement dit, la critique sociale adressée au management par les dispositifs est partagée par les planneurs eux-mêmes…. Y compris lorsqu’il s’agit de ceux qu’ils mettent en place. Ainsi, un DRH peut imposer un dispositif d’évaluation très sophistiqué dans une organisation, et se fier à son "flair" avant tout chose lorsqu’il a besoin d’évaluer quelqu’un…

Le management désincarné. Enquête sur les nouveaux cadres du travail, mai 2015 (Éditions La Découverte).

 

 

 

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