L'autopsie psychologique : à utiliser avec prudence en milieu du travail

Classé dans la catégorie : Général

Il y a quelques mois, l'autopsie psychologique, s'était offert le devant de la scène avec son utilisation lors d'un procès pour faute inexcusable. Instrumentalisée par les chefs d'entreprise ou les syndicats, c'est un outil qui peut devenir dangereux et destructeur. Revenons donc à son concept de base et les possibilités qu'elle offre dans l'entreprise.

BREF HISTORIQUE DE L'AUTOPSIE PSYCHOLOGIQUE

Un passé anglo-saxon

L'autopsie psychique ou psychologique est avant tout une méthode de recherche médico-légale et scientifique usitée dans le monde anglo-saxon depuis les années 1960. Son objectif est donc de comprendre les circonstances et l'état d'esprit de la victime au moment de son acte de suicide. Elle reconstruit rétrospectivement les événements de vie et les comportements de l'individu étudié. Les informations étant récoltées par des témoins ou des traces, cette méthode laisse une place importante aux hypothèses. Le but final étant de repérer des facteurs de risque pour contribuer à la mise en oeuvre d'action de prévention du suicide.

Les réticences françaises

Le très faible développement de l'autopsie psychologique en France s'explique par plusieurs freins. Des freins structurels : lors d'une mort violente, la procédure pénale ferme rapidement le dossier dès lors que la piste du suicide est confirmée. Aucune recherche des circonstances, aucune autopsie du corps n'est alors pratiquée. De plus, les circuits d'information lors du constat de suicide (médecin traitant, samu etc.) ne sont pas liés et ne communiquent pas. Les informations épidémiologiques restent éparses. Culturellement, même si le travail de terrain prouvent le contraire, il est commun de croire que l'entourage de la victime ne veut pas parler ou ne veut pas en apprendre plus sur les raisons de l'acte du défunt. En outre, de nombreux freins éthiques, moins présents dans le monde anglo-saxon ont encouragé la France à tarder à s'intéresser au sujet.

UN OUTIL DE RECHERCHE QUI POURRAIT DEVENIR OPÉRATIONNEL

Les intérêts scientifiques de cette méthode

Les travaux menés par les groupes d'expert français sur le sujet (cf. rapports de l'Inserm) relève que la pratique de l'autopsie psychologique peut amener des apports importants : identification des facteurs de risques sociaux, psychologique, neurologique et génétique par exemple.

Les intérêts sociaux

A l'occasion d'un autopsie psychologique, les proches sont entendus et ont l'occasion de s'exprimer. Les associations telles que l'association nationale Jonathan Pierres Vivantes ou l'association Phares Enfants-Parents, soulignent que les familles "s'inscrivent quasi-unanimement dans une quête de savoir et de comprendre". Les associations sont en attente de la mise en place de telle méthode qui permettrait de prendre en charge à la fois en prévention les individus suicidaires et en postvention l'entourage d'une victime de suicide ou son milieu de vie (entreprise, école etc.).

Les intérêts en santé publique

Dans son rapport de 2008, les données les plus récentes de l'OMS, font apparaître que la France est l'un des pays les plus touchés, avec près de 11 000 décès par suicide déclarés chaque année. Ce phénomène représente la 2eme cause de mortalité chez les jeunes de 15 à 24 ans après les accidents de la route et touche un nombre élevé de personnes âgées. Une stratégie nationale d'actions face au suicide a été mise en place en 2000 par la Direction générale de la santé (DGS) pour la période 2000-2005 avec 4 axes d'intervention prioritaires dont la prévention et le dépistage des risques et l'amélioration de la connaissance épidémiologique. C'est dans ce cadre que la DGS a commandé à l'Inserm plusieurs travaux sur la mise en oeuvre de l'autopsie psychologique.

UNE MÉTHODE DÉLICATE A METTRE EN OEUVRE

Les aspects éthiques

C'est bien souvent là que le bât blesse. Il peut y avoir conflits d'intérêts entre les aspects recherche et les considérations éthiques. Lors de l'autopsie psychologique, il convient ainsi de pouvoir garantir "le respect de la personne suicidée, le respect de la santé de personne interrogée, et le maintien des ressources psychologiques de l'investigateur" (Beskow et coll., 1990 - cité dans le rapport de l'Inserm de 2005). Il faut alors pouvoir fixer les limites de ce qui doit/peut être gardé secret, les modalités de publication des résultats etc. Aussi, les experts recommandent que le protocole de recherche autant que la formation et le choix des investigateurs puissent être soumis à un comité d'éthique.

La formation et le choix des intervenants

Il est évident que les qualités du chercheur qui va interroger les proches doivent être adaptées à cette tâche délicate : être capable d'anticiper inquiétudes, craintes de l'entourage, savoir réagir face à la souffrance que l'entretien va nécessairement engendrer. La formation aux techniques d'entretien, à l'intervention de crise etc sont essentielles.

L'UTILISATION EN MILIEU DE TRAVAIL

Le rapport Nasse et Légeron

En mars 2008, Philippe Nasse et Patrick Légeron rendent un rapport sur la détermination, la mesure et le suivi des risques psychosociaux au travail. La plupart des propositions sont bien accueillies sauf une qui provoque un tollé : l'autopsie psychologique systématique pour instruire la causalité médico-légale. Le monde syndical (patronat et salarié) refuse cette proposition. Le ministère du travail constituera cependant une commission de travail sur le sujet. Il faut dire qu'en l'état actuel, l'absence de garde-fous et la possible instrumentalisation de l'outil pour le partage des responsabilités explique facilement cette réticence. Ainsi, comme le souligne Philippe Davezies, de l'institut universitaire de médecine et santé au travail lors du débat de l'Inserm en 2008* : "l'autopsie psychologique peut apparaître comme une boîte de Pandore. La démarche devra donc être extrêmement cadrée".

Dérives et instrumentalisation

Et le premier dérapage a bien eu lieu. L'an dernier quand une autopsie psychologique a pu être citée dans l'instruction pour une faute inexcusable de Renault envers un de ses salariés qui s'est suicidé. Un document médical personnel divulgué sur la place publique et qui sert d'argument pour nier la responsabilité de l'employeur... (voir nos articles ci-contre). Une instrumentalisation qui n'est pas forcément à sens unique. Les représentants du personnel pouvant, de leurs côtés mettre ces analyses sur la table pour dénoncer les conditions de travail... C'est là que l'on mesure toute la prudence dont il faudra faire preuve pour utiliser à bon escient cette méthodologie d'investigation.

Un outil qui doit prendre sa place parmi d'autres

Dans le milieu du travail, Patrick Légeron, psychiatre et directeur général du cabinet Stimulus, souligne cependant que l'outil n'est pas pour autant dénué d'intérêt mais qu'il doit pouvoir protéger la vie privée. Il considère donc que cet outil doit avoir sa place pour "lutter contre le phénomène du stress, de la souffrance et du suicide au travail" et qu'il faut pour cela "une connaissance exacte des chiffres de même que la compréhension du phénomène (facteurs à l'origine, facteurs déclenchants, facteurs de non prise en charge de la souffrance par l'environnement). Les autopsies psychologiques au travail doivent donc bien prendre en compte l'environnement de travail. Ce que certains mettent en doute.

Les arguments contre l'outil

Dominique Huez, médecin du travail, dans un article paru dans les Cahiers de la SMT de mai 2010 titrait ainsi un de ses paragraphes : "la confrontation aux suicides professionnels fait perdre les repères déontologiques aux médecins". Il explique ainsi que "cette méthode d'enquête ne prévoit pas dans sa méthodologie d'investiguer le travail collectif" [...] et que "dans un tel cas ne pourront être découverts que des fragilités et problèmes relationnels individuels". Reprenant les propos de l'association ASD-Pro il explique que "aller chercher des facteurs de risques repérables dans la vie des salariés dans le cadre d'une expertise ayant pour but de chercher les facteurs de risques repérables au sein des organisations de travail pose un problème déontologique majeur".

Une seule solution : déconnecter recherche et application

En conclusion du débat organisé par l'Inserm*, Jean-Louis Terra, du laboratoire Santé, Individu, Société de l'Université Lyon 1, affirmait ainsi : "Les recherches menées au travers de l'autopsie psychologique, doivent pouvoir être déconnectées de la question consistant à confirmer la mort par suicide et la recherche de responsabilités". Il reste alors à réussir à établir des règles et des procédures rendant cela réellement possible...

*Inserm - Compte rendu de la rencontre-débat autour de l'expertise opérationnelle : Autopsie psychologique Mise en oeuvre et démarches associées - 10 septembre 2008

Documents joints :

 

 

Auteur : Par Sophie Hoguin, actuEL-HSE

Réactions...

BD33 le :

Voici un magnifique exposé sur un outil à double tranchant. Il est normal que cela crée des polémiques, on touche à la vie privée, la vie professionnelle, au secret médical avec des implications qui peuvent être lourdes de conséquences. Des conséquences autant juridiques qu'humaines. Encadrer cette pratique semble inévitable afin d'en limiter les dérives.

MM's le :

Bonjour,
Oups... Je sais bien que "Google" cherche toujours à faire les choses "bien", mais tout de même... La pub intitulée "Durée de vie", avec pour slogan : "Quand allez-vous mourir ? renseignez-vous maintenant !", avec le nom du site web correspondant... Juste après l'article sur ce sujet grave, l'autopsie psychologique.... De quoi laisser plus d'un un brin perplexe....

Détail de taille, à propos de ce type d'autopsie : Le principal "intéressé" ne sera plus "là" pour témoigner, confirmer ou infirmer quoi que ce soit...
En effet, comme le dit à juste titre l'article, comment garantir le Respect de la personne suicidée ainsi que la santé de la personne interrogée ? Jusqu'à quelle limite peut-on autoriser une levée de secret médical ? L'exemple cité dans l'article relate le fait d'un salarié qui a porté atteinte à sa vie, apparemment dû à une faute inexcusable de l'entreprise, ladite entreprise qui se serait servie d'un document médical personnel pour nier sa responsabilité....

Que dire, dans le cas où cette pratique viendrait à être autorisée, des inquiétants bras de fer entre avocats interposés, une famille envers un employeur, qui réclamera réparation au préjudice subi au nom d'une personne qui se serait donnée la mort du fait de conditions de souffrance au travail... j'ai eu la stupeur d'assister à une audience à un conseil des prud'hommes, où l'avocat de la partie adverse était prêt à tous les défauts de bonne foi pour défendre son client (le but d'un avocat étant rarement de perdre un procès...); Ainsi, cette initiative d'autopsie psychologique peut être une arme redoutable...

Il n'est pas évident du tout de deviner ce qui se passe dans l'esprit de chaque personne, et surtout dans celui d'une personne en souffrance. Cette personne, souvent, restera mutique, dans son silence, vous dira que "tout va bien" alors que ce n'est pas le cas, ou n'aura pas envie de parler, voire vous "enverra promener" si vous insistez...

C'est toute l'importance de réapprendre à porter un regard humain sur l'autre, d'être à l'écoute, de réapprendre à développer l'empathie (et la sympathie aussi...), d'être attentif, favoriser l'ouverture d'esprit... Nous avons chacun à notre façon contribué à façonner une société où domine le "chacun pour soi", la compétitivité à type de concurrence à tout va, où les entreprises sont condamnées à aller toujours plus haut, plus loin, plus vite, à être le leader, écraser son concurrent, le racheter.... où on dialogue de moins en moins de vive voix mais par machines ultra sophistiquées interposées... Nous exposant au risque d'être de moins en moins conscient de notre valeur... Laissant en nous un vide de plus en plus abyssal, contribuant à une perte de repère et d'estime de soi... Conséquences inévitables de ce qui nécessite une "autopsie psychologique" aujourd'hui.

Pratiquer une autopsie psychologique résoudrait-il pour autant le facteur de risque en cause ? Ne serait-il pas plutôt salutaire d'apprendre à redevenir Humains, en portant justement ce regard Humain vers l'autre ? Toutes ces qualités que nous possédons déjà, mais que nous pourrions remettre en évidence permettrait d'agir à titre préventif, plutôt que de jouer au "médecin après la mort"...

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