Les postulants peuvent-ils avoir droit à l'oubli numérique ?

Alors qu'Internet, et particulièrement les réseaux sociaux professionnels ou non, sont de plus en plus consultés par les entreprises ou cabinets spécialisés pour le recrutement, des politiques et professionnels du secteur veulent davantage encadrer le recours à ce type de site.

Lors de l’entretien, tout se passait bien jusqu’à…ce que le recruteur reproche au candidat ses photos trouvées sur Facebook, où on le voit un peu éméché lors d’une fête étudiante. Anecdote ou phénomène, sinon de masse, tout au moins suffisamment sérieux pour que la sphère politique et économique s’empare de la question ? Difficile de connaître, en France, l’ampleur du problème car aucune enquête n’a été réalisée jusqu’à présent sur le sujet. Mais la parution l’an dernier, d’une étude américaine (1) sur les pratiques « virtuelles » de recrutement des ressources humaines a secoué le landerneau des RH. On y apprenait ainsi que 45 % des employeurs interrogés utilisaient les réseaux sociaux pour leur recrutement et surtout, que 35% d’entre eux reconnaissaient ne pas avoir embauché un candidat suite à ce qu’ils y avaient trouvé (à l’inverse, seuls 18% s’étaient laissés convaincre de le recruter de cette manière). Au titre des posts rédhibitoires : bien sûr les photos ou informations compromettantes -notamment relatives à la drogue ou l’alcool- mais aussi le dénigrement d’un ancien employeur, une communication jugée difficile, ou le mensonge sur ses qualifications…En France, selon la première édition (2009) du baromètre des stratégies RH et des réseaux sociaux (2), seuls 2 % des directeurs des ressources humaines déclaraient s’en servir effectivement dans la pratique et, de l’autre côté, 5 % des candidats affirmaient être passé par ce canal pour obtenir leur poste. S’il s’agit donc aujourd’hui d’un mode de recrutement marginal, il pourrait toutefois vite trouver sa place et compter d’ici 2011 pour 10 à 20% du marché selon les DRH et collaborateurs interrogés dans l’enquête. Car « les réseaux sociaux permettent notamment de cibler les bonnes compétences et de favoriser la diversité des profils », estime Maryvonne Labeille qui dirige le cabinet de recrutement du même nom.

Autorégulation ...

Pour autant cette pratique pose aussi des questions d’ordre éthique, auxquelles se trouvent déjà confrontés les professionnels du secteur. Jusqu’où peut-on aller pour obtenir des renseignements sur un candidat ? Et comment peut-on – et doit-on ? – limiter l’accès à des données pourtant librement disponibles sur le web ? Certaines pratiques, observées aux Etats- Unis, peuvent en effet faire froid dans le dos. Ainsi, la municipalité de Bozeman dans le Montana demande-t-elle à ses candidats de communiquer l’ensemble de leurs identifiants et mots de passe sur les réseaux sociaux tandis que l’Associated Press (l’AFP américaine) demande à ses salariés, en plus de ne rien écrire de désobligeant sur leur entreprise, de traquer les messages indésirables de leurs amis, rapporte la société de veille on line Pingwy monitoring sur son blog.

En France, nous n’en sommes pas encore arrivés à de telles extrémités mais déjà certaines entreprises demandent à leurs salariés de ne pas parler de leur employeur sur les réseaux sociaux ; 20% d’entre elles disposeraient d’ailleurs d’une charte spécifique à l’usage de ces sites selon le baromètre RH/réseaux sociaux. Pour Maryvonne Labeille, qui est aussi présidente de la fédération professionnelle Syntec conseil en recrutement, tous les adhérents de son association ont également signé une charte déontologique qui leur demande de se limiter aux informations sur « les compétences et comportements en relation avec un poste à pourvoir ». De plus, 60 % de leurs recruteurs, ainsi que les stagiaires, ont déjà reçu une formation pour les sensibiliser aux problèmes d’intrusion dans la vie privée des postulants. Mais, ensuite, il faut bien compter sur la bonne foi des recruteurs ; « on ne peut pas être derrière chacun d’eux », reconnaît-elle. Pourtant, le 14 janvier, le syndicat ainsi que 8 autres fédérations telles que le Medef, l’Apec, Viadeo ou l’IMS, ont signé une nouvelle charte sur les réseaux sociaux, Internet, la vie privée et le recrutement, rédigée à l’initiative de l’association « A compétence égale ». Celle-ci enjoint les recruteurs à limiter le recours aux réseaux personnels au profit de ceux de type professionnel, de ne pas entrer –même si les données sont accessibles- dans la sphère privée du candidat et d’alerter les utilisateurs de ces sites sur les conséquences de la mise en ligne d’informations les concernant. Une charte qui sera complétée au fur et à mesure par des kits de sensibilisation et une évaluation des résultats.

…ou législation ?

« Aujourd’hui, en tant que recruteur et employeur, il est difficile de passer à côté de Facebook et autres réseaux sociaux. Nous devons donc avoir des points de vigilance sur notre façon de chercher les candidats, de les évaluer et sur l’introduction et la conservation d’informations les concernant dans nos bases de données », reconnaît Alain Gavand, président d’A compétence égale. Mais de son côté, le futur ou actuel demandeur d’emploi n’est pas exempt de responsabilité. Et les pièges de la sociabilité virtuelle varient souvent en fonction de la génération du candidat, fait remarquer Maryvonne Labeille. « Pour les jeunes, qui publient des photos de leurs fêtes, le danger est celui de la conservation des données personnelles. Pour les seniors, qui sont plus pudiques sur leur vie privée, il faut davantage faire attention à la divulgation d’informations professionnelles, parfois confidentielles. Il faut qu’ils se posent la question de savoir jusqu’où ils sont responsables de l’information qu’ils partagent avec leur réseau… »

Selon le sénateur Yves Détraigne, auteur avec Anne-Marie Escoffier, d’un rapport intitulé « La vie privée à l’heure des mémoires numériques » et d’un projet de loi sur l’oubli numérique déposé fin 2009 à l’assemblée des sages, il faut aussi « mettre l’internaute en mesure de faire valoir ses droits ». Car si le corpus juridique pour protéger sa vie privée existe bien en France, il reste méconnu. Toutefois, au vu de la diversité des cas (pour certains secteurs par exemple, la présence et l’implication d’un candidat sur les réseaux sociaux sera un réel atout), la secrétaire d’Etat à la prospective et au développement de l’économie numérique, Nathalie Kosciusko-Morizet, plaide davantage pour la création (encore) d’une charte. L’idée, lancée en novembre dernier lors d’un atelier consacré à l’oubli numérique, met cependant un peu de temps à se concrétiser : alors qu’une consultation devrait déjà être mise en place sur le net, il faudra encore attendre un peu pour que le site soit disponible.

(1) Enquête publiée en août 20089, réalisée par Harris Interactive pour le compte du site de recrutement on line careerbuilder.com.
(2) Baromètre réalisé par Novametrie pour digital jobs, publié en septembre 2009

Auteur : Béatrice Héraud, Novethic

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