Le surtravail tue en France un minimum de 300 personnes par an

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Au moins un décès par jour, suicide ou crise cardiaque due à l'épuisement, serait lié au monde de l'entreprise… Les journalistes d'investigation Paul Moreira et Hubert Prolongeau tirent la sonnette d'alarme dans un livre choc, Travailler à en mourir. Une lame de fond qui touche l'industrie comme les services.

24. C’est le nombre de suicides accumulés au sein de France Telecom depuis février 2008. Dernier en date, celui d’un employé travaillant dans un centre d’appel d’Annecy, le 28 septembre 2009. Triste record. Supérieur à la vague des 4 suicides connus par Renault, dont 3 entre fin 2006 et début 2007 dans l’enceinte du Technocentre, le prestigieux centre de recherche du constructeur automobile. Ou les 6 suicides en 6 mois de Peugeot, à Mulhouse.

Et ces chiffres ne donnent qu’un aperçu de la réalité, rappelle le journaliste Hubert Prolongeau, auteur avec Paul Moreira de Travailler à en mourir, une enquête sur le suicide en entreprise. « Nous en sommes à l’étape du constat, avec une vraie prise de conscience. Un bilan de 300 à 400 personnes par an correspond à une extrapolation, une estimation à minima fondée sur une étude réalisée en 2003 en Basse-Normandie. Il faudrait sans doute le multiplier par 10. La très grande majorité des médecins du travail considère en effet que le chiffre réel est très largement supérieur à une personne par jour. »

Mobilité et surtravail

En réponse à la vague de suicides touchant son entreprise, Didier Lombard, le PDG de France Telecom, a annoncé l’arrêt immédiat, au niveau national, du « principe de mobilité des cadres, systématique tous les trois ans. » Cette première mesure touche un aspect régulièrement dénoncé de la gestion des ressources humaines. Qu’il s’agisse d’un changement de poste ou d’une mutation géographique, la mobilité imposée est trop souvent synonyme de fragilisation et vécue avec un stress grandissant. « La mobilité déstabilise énormément, résume Hubert Prolongeau. On ne tient plus compte de l’enracinement. On vous change de poste sans avoir les compétences requises. Le salarié se trouve ainsi en situation d’échec, dévalorisé et confronté qui plus est à des objectifs inatteignables. » Ce management par le stress, aux méthodes uniquement fondées sur la performance, la compétition ou le mépris des salariés, entraine chez l’individu une perte de reconnaissance. Puis, souvent, une perte de sens dans le travail accompli, analyse le journaliste.

Lame de fond

Pour les auteurs de Travailler à en mourir, ce malaise grandissant est comparable à une « véritable lame de fond » qui balaye l’industrie mais aussi les services. Avec, très bientôt, les services publics. « Il y a le précédent de France Telecom, mais aussi la Poste, les hôpitaux. On demande aux personnes de faire du rendement, de vendre à tout prix des actes tarifés. Le choc culturel et la rupture morale sont très violents. » La grande distribution, le conseil en informatique sont aussi victimes de ce « surtravail ». Un travail « au-delà du temps nécessaire et non payé », fourni au détriment de la santé et de la vie personnelle de l’employé. Le « burnout » et son pendant japonais, le « karoshi », ne sont alors plus très loin.

Au cours des derniers mois, une série d’ouvrages ont d’ailleurs été publiés sur ce sujet. Tout d’abord via l’immersion, en 2006, de la journaliste Elsa Fayner dans le quotidien des travailleurs précaires et de l’interim, relatées dans « Et pourtant je me suis levée tôt ». Puis les scènes de vie, féroces mais réalistes, de « l’Open Space m’a tuer » de Thomas Zuber et Alexandre des Isnards, deux cadres consultants âgés de 34 ans. En 2009, « La déprime des opprimés » (Seuil) de Patrick Coupechoux, puis « Suicide et travail : que faire ? » (PUF), du psychiatre et psychanalyste Christophe Dejours*, explorent la souffrance psychique au travail et les causes du phénomène. Par exemple le dogme de la « qualité totale » – « un contresens théorique, qui n’existe pas » argumente Christophe Dejours – ou les exigences de rendement des actionnaires, totalement déconnectés des réalités du terrain.

« Harcèlement institutionnel »

Ces modes d’organisation, mais surtout de gestion du travail, s’avèrent délétères. La flexibilité à outrance suscite la peur et l’isolement, la solidarité disparait. Une notion nouvelle, encore sans existence juridique, se fraye un chemin : celle du « harcèlement institutionnel ». Elaboré par l’inspecteur du travail Dorothée Barel au cours de son enquête sur les suicides chez Renault, le harcèlement institutionnel est une forme de harcèlement moral mis en œuvre « dans l’organisation du travail (…) par la désorganisation du lien social, l’individualisation de la relation de travail avec l’introduction de l’évaluation des objectifs individuels généralisés, une marge faible ou nulle pour le salarié d’organiser lui-même son travail, une prescription de consignes faibles ou contradictoires. » Bilan, l’entreprise met « involontairement en danger la vie de ses salariés. » Sa demande d’enquête préliminaire pour le délit de « harcèlement moral institutionnel », déposée en 2007, n’a pas été retenue par le procureur de Versailles....

« Ce n’est plus une affaire de personnes ou de dérapages de petits chefs, insiste Hubert Prolongeau. Mais un problème de système global, où la course au profit et la logique financière ont pris le dessus sur la raison industrielle. On peut créer des observatoires du stress… Mais si nous ne freinons pas, si nous ne brisons pas cette logique, le prix à payer risque fort d’être très cher.»

* Egalement directeur du Laboratoire de psychologie du travail au CNAM

Travailler à en mourir, Editions Flammarion, sortie le 14 octobre.

Auteur : Maxence Layet, Novethic

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