France Télécom : chronique d'un harcèlement moral organisé ?

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Le Parquet de Paris a ouvert une information judiciaire pour « harcèlement moral », qui pourrait viser la responsabilité de France Télécom, en tant que personne morale, mais aussi, de ses dirigeants début avril 2010. L'affaire servira-t-elle d'exemple aux employeurs qui négligent leur obligation de prévention et de protection de la santé de leurs salariés ?

« Il n’y a eu aucun complot à l’intérieur de France Télécom pour faire en sorte que les gens se suicident ! » a lancé Stéphane Richard au micro d’Europe 1, ce lundi 12 avril, ajoutant qu’il trouvait même cet « amalgame un peu calomnieux »… Cette déclaration du nouveau directeur général de l’opérateur succède à l’ouverture d’une information judiciaire pour harcèlement moral contre X, jeudi dernier, par le Parquet de Paris, qui pourrait décider de l’ouverture d’un procès en correctionnelle. Elle intervient dans un contexte de crise sociale sans précédent, marqué par une série noire de 35 suicides à France Télécom au cours des deux dernières années, qui se poursuit depuis janvier 2010, au rythme d’un drame, en moyenne, par semaine… Les éléments à l’origine de cette décision de justice ? Tout d’abord, la plainte déposée en décembre dernier par le syndicat SUD-PTT, dénonçant l’organisation du travail pathogène en place à France Télécom. Sur la sellette, trois dirigeants : Didier Lombard, l’ex Pdg, Louis-Pierre Wenes, ex directeur général délégué et Olivier Barberot, le directeur des ressources humaines du groupe. Autre élément qui a précipité l’affaire sur le terrain judiciaire : le rapport de l’Inspection du Travail remis en février par l’inspectrice Sylvie Catala. Un pavé de plus de 80 pages mettant en cause les pratiques managériales et les négligences de la direction de France Télécom-Orange. Au point d’évoquer un « harcèlement moral » et «une mise en danger d’autrui du fait de la mise en œuvre d’organisations du travail de nature à porter des atteintes graves à la santé des travailleurs. » Bien que ce dernier élément n’ait pas été retenu par le Parquet, celui-ci a pointé « l’insuffisance du document d’évaluation des risques dans l’entreprise. » Dans ce contexte, le syndicat CFE-CGC/UNSA s’est porté partie civile, afin d’être entendu, d’accéder aux pièces du dossier et de demander réparation.

« Crash programme » …

Au cours des dernières années, les organisations syndicales de France Télécom n’ont pourtant cessé de dénoncer le climat délétère qui s’est répandu à tous les étages. Malaise confirmé par le rapport d’expertise accablant délivré par le cabinet Technologia. Au cœur du désastre : le « Crash Programme », présenté en 2006 à 200 cadres dirigeants du groupe : un vaste plan prévu pour accélérer la restructuration du groupe dont l’objectif était clair : il faut supprimer 22 000 postes et inciter 10 000 salariés à en changer. Quitte à employer des méthodes pour décourager. « Dans ce contexte de violence sociale, la politique mise en œuvre a consisté à ne pas donner satisfaction aux salariés, par une succession d’agissements intentionnels visant à les faire partir. Ce n’est donc pas un complot dissimulé, c’est une politique délibérée ! » assure Sébastien Crozier, délégué syndical CFE-CGC/UNSA. Alors, peut-on parler de harcèlement moral institutionnel ? Seule l’enquête judiciaire le dira. Toujours est-il que tous les ingrédients sont réunis. Depuis son arrêt du 10 novembre 2009, la cour de cassation a en effet à l’œil certaines méthodes de management et d’organisation, perçues comme harcelantes. Par ailleurs, côté politique de prévention, la Direction de France Télécom n’a cessé d’accumuler les mauvais points. Des exemples ? Les multiples alertes lancées par les acteurs de la prévention (médecins du travail, CHSCT, observatoire du stress…), restées lettre morte. Dans les modules de formations visant à permettre la réalisation du programme ACT (Anticipation et Compétences pour la Restructuration) de France Télécom, les managers ont même été sensibilisés aux effets possibles de la restructuration sur la santé des salariés : « phase de deuil », « phase de décompensation », « tristesse », voire « désespoir »… Tout a été décrit avec un cynisme assez effroyable… « La direction savait donc qu’elle organisait la violence sociale, et elle en connaissait les risques », juge Sébastien Crozier.

Une décision sans précédent

Dans l’histoire du droit du travail français, cette information judiciaire pour harcèlement moral est exceptionnelle à plus d’un titre. Sur le plan technique d’abord. Alors qu’un vent de réformes souffle sur les administrations judiciaires et du travail, réduisant les moyens d’enquête, le Parquet et l’Inspection du Travail ont fait preuve d’une audace particulière, comme le fait remarquer le juriste Olivier Cahn, responsable du centre de recherche en droit pénal. Ensuite, sur le plan juridique. « Il s’agit de la première application spectaculaire de la suppression du principe de spécialité précisant qu’une personnalité morale ne peut être poursuivie que si la loi le prévoit. Ce qui n’était pas prévu par la loi sur le harcèlement moral, dans le Code du Travail et dans le Code Pénal, » analyse Olivier Cahn. Il faudra toutefois attendre plusieurs mois, voire plusieurs années, avant de connaître les suites de cette information judiciaire. Quels sont les scénarios possibles ? Pour ce juriste, il y a deux hypothèses. Soit cette affaire aura une valeur d’exemple : elle démontrera alors qu’aucune organisation n’est intouchable. Ce qui pourrait inciter d’autres entreprises à réviser leurs pratiques managériales, car une condamnation pour harcèlement moral éclabousse durablement une image. Soit, deuxième scénario plus cynique, l’émotion retombe et l’enquête est classée. Un non-lieu qui pourrait être décevant pur ceux qui ont porté plainte… mais qui ne serait pas nouveau en matière de droit pénal des affaires...

Auteur : Marie-José Gava, Novethic

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