Pour évaluer la pénibilité, les entreprises passent au système D

Classé dans la catégorie : Général

Des cabinets conseils aux guides méthodologiques de branche, chacun a sa méthode pour évaluer les seuils d’exposition aux facteurs de pénibilité. Mais le niveau élevé de ces seuils pourrait réduire le nombre de salariés éligibles... Et compliquer la gestion des fins de carrière.

J-10. Alors que les six nouveaux facteurs de pénibilité s’appliqueront le 1er juillet 2016, en plus des quatre déjà en vigueur depuis le 1er janvier 2015, les entreprises se mobilisent pour évaluer les seuils d’exposition de leurs salariés concernés par le dispositif. Il y a urgence. C’est en janvier 2017 que celles-ci devront effectuer leur déclaration annuelle à la Cnav ou à la Carsat via la DSN (Déclaration sociale nominative) ou la DADS (déclaration automatisée des données sociales). Le dispositif a connu, il est vrai, quelques ratés au démarrage. Les DRH n’ont pas pu s’appuyer sur les référentiels de branche qui tardent à venir (voir notre article)*. Hormis celui de la Fédération nationale des boissons qui vient juste de parapher un accord, avec la CFDT, FO, CFTC et CFE-CCG, étendu le 4 juin dernier. Or, ils devaient constituer un outil précieux pour identifier les tâches potentiellement concernées, métier par métier. Et aucun autre mode d’emploi n’est mis à la disposition des entreprises, notamment des PME pour le moins démunies.

Des logiciels de calcul ad hoc

De même, les services RH ont buté sur les définitions et les seuils d’exposition, modifiés à plusieurs reprises. Au point où les premiers outils de mesure utilisés par les entreprises, tels que les logiciels ad hoc, sont devenus très vite "obsolètes", rappelle Renaud Bruhat, DRH de Poclain Hydraulics, (fabrication de moteurs hydrauliques). Ce n'est qu'en décembre dernier qu’ils ont obtenu des précisions sur la définition du travail répétitif, à la suite du rapport d’Hervé Lanouzière, directeur de l’Anact (voir notre article). "La définition précédente était incompréhensible", confirme le RRH. Désormais, le travail d’un salarié pourra être reconnu comme répétitif "s’il est caractérisé par la réalisation de travaux impliquant l’exécution de mouvements répétés sollicitant tout ou partie du membre supérieur, à une fréquence élevée et sous cadence contrainte". Les seuils concernant le bruit ont, eux, été réévalués, passant de 81 décibels (contre 80 auparavant). La mesure de l’évaluation s’entend, toutefois, avec les équipements de protection individuelle. Tout n’est d’ailleurs pas encore stabilisé. Le patronat réclame à nouveau un moratoire sur la mise en place des six nouveaux critères ou une expérimentation pendant six mois dans certains secteurs. Et un énième rapport, confié cette fois à Jean-François Pilliard, ex vice-président du Medef et aujourd’hui conseiller au sein du cabinet conseil d’Alixio et Taddeo, est attendu dans les prochaine semaines.

Des méthodes diverses

Aussi, chacun y va de sa méthode (voir notre article). Certains, à l’instar de Sogima, une société d’économie mixte, spécialisée dans la gestion immobilière (170 personnes), implantée à Marseille ont f ait appel à des cabinets spécialisés dans la prévention des risques. "Les équipe RH ont fait un premier travail en amont. Mais le sujet devenait trop complexe et chronophage", assure Jean-Marie Borel, responsable du contrôle de gestion sociale. "Nous avons confié à Prévisoft, filiale d’Atequacy, l’élaboration du diagnostic sur la pénibilité". Ce travail s’appuie sur une observation du travail réel, corroborée par des entretiens. Idem pour la société APRR (Autoroutes Paris Rhin-Rhône). "Nous voulions une méthode incontestable, indique Carole Chevalier, responsable du service relations du travail au sein de la DRH. Les partenaires sociaux ont été associés au choix du cabinet. C’est Didacthem qui a été retenu, via un appel d’offres. En parallèle, des groupes de travail ont été mis en place comprenant notamment un représentant de chacun des 7 CHSCT de l’entreprise pour suivre pas à pas l’évaluation des risques". D’autres, à défaut de référentiel, s’appuient sur des guides méthodologiques des branches. C’est le cas de Poclain Hydraulics qui a suivi les aides et conseils du guide publié par la métallurgie. Tout en faisant appel, sur chacun des sites, au correspondant HSE. "Globalement, il s’agit d’un travail de partenariat RH/HSE", poursuit Alain Everbecq, le DRH de l’entreprise. Ikea France, de son côté, a travaillé avec les représentants du personnel. "Les expositions sont évaluées avec l’instance nationale de coordination (INC) du CHSCT, indique Majda Vincent, la DRH. Et nous nous sommes mis d’accord avec nos IRP sur les expositions à travers des études communes de postes". Sans compter les ateliers dédiés avec les salariés et les managers "pour impliquer l'ensemble du personnel". Beaucoup d’entreprises s’appuient aussi sur l’existant, c’est-à-dire sur le document unique d’évaluation des risques (DUER) dans lequel le diagnostic pénibilité est dans la plupart des cas annexé. "Il était temps de le revisiter, estime Estelle Rémy, DRH de Quevilly Habitat, un bailleur social implanté dans la métropole Rouen Normandie. Nous sommes donc repartis de zéro en intégrant le risque professionnel, la pénibilité et les RPS". Autre méthode : solliciter les Carsat et la médecine du travail. "Même si cette dernière institution ne propose qu'un mini-accompagnement", regrette Jean-Marie Borel.

Épée de Damoclès

Une épée de Damoclès pèse, toutefois, sur les DRH. "L’évaluation est laissée à la libre appréciation de la personne qui mène l’investigation, alerte Renaud Bruhat. Sur le terrain, on est à chaque fois borderline. Comment, par exemple, prendre en compte les émissions des vibrations d’un chariot élévateur ? Mesurer la polyvalence des salariés alors que, dans notre organisation, les changements de poste sont fréquents pour pallier le rush ou l’absence d’un salarié au pied levé ?". Aussi, dans de nombreuses situations, "c’est le système D qui prévaut". L’exercice est néanmoins risqué. Si l’entreprise décide d’évaluer elle-même l’exposition de chacun de ses salariés à la pénibilité, elle aura la charge de la preuve en cas de contentieux. "Cette liberté va créer de l’insécurité juridique dans les prochaines années, poursuit Renaud Bruhat. Avec le risque que les salariés se retournent contre nous lorsqu’ils auront saisi les enjeux, notamment si se joue derrière la possibilité d’un départ anticipé". Le salarié, s’il peut apporter la preuve de son exposition, notamment s’il lie celle-ci à la survenance d’une maladie professionnelle, pourra contester les déclarations de l’employeur. Une situation qui pourrait être évitée si l’employeur se base sur le référentiel ou l’accord de branche, servant de couverture juridique en cas de litige avec le salarié. D’où de potentiels contentieux qui risquent de donner des sueurs froides aux DRH.

Peu de salariés éligibles

Pour l’heure, peu de salariés semblent, en fait, éligibles au dispositif. Chez APRR (Autoroutes Paris-Rhin-Rhône), selon l’inventaire des risques, seuls 318 salariés sur 2 600 sont concernés par 2 des 4 premiers facteurs de pénibilité, le travail de nuit et le travail en équipes successives alternantes (voir notre brève). Le diagnostic montre qu'ils ne seront pas éligibles aux autres critères. "Par exemple, un ouvrier autoroutier effectue en moyenne 400 heures au titre du facteur postures pénibles", pointe Carole Chevalier. Soit bien en deçà du seuil requis fixé à 900 heures par an. Chez Ikea, seuls le travail de nuit et la manutention manuelle de charges sont considérés comme "pénibles". Sogima passe également en dessous des seuils pour les 4 premiers facteurs. Pour les six autres, l’étude est encore en cours. "Mais vraisemblablement aucun salarié ne sera concerné". Les charges lourdes totalisant 150 heures par an. Poclain Hydraulics table, de son côté, sur une soixantaine de salariés en raison de leur exposition à la chaleur, à la polyvalence ou encore aux postures pénibles. Mais le bruit ne devrait pas être sur la liste des facteurs de pénibilité. "Les équipements de protection individuelle ont permis d’exclure de ce critère 99% des salariés" (voir notre article).

Verdict déroutant

Un verdict déroutant. "Comment expliquer à un ouvrier de la régie, qui a été exposé pendant toute sa carrière au vibrations ou au port de charges lourdes qu’il n’est pas concerné par le dispositif alors qu’il a la conviction contraire", observe Jean-Marie Borel. "Les seuils sont tellement élevés que dans une grande majorité les opérateurs se retrouvent en deçà". Au point de susciter de faux espoirs. C’est, en effet, de cette évaluation que découle la création ou non du compte personnel de prévention de la pénibilité (C3P) qui permet au salarié d’accumuler des points pour se former, prendre un temps partiel ou partir prématurément à la retraite (voir notre article). Rappelons qu’une exposition à un ou plusieurs facteurs de pénibilité permet aux salariés de réunir des points (plafonnés à 100) leur donnant droit pour 10 points à un trimestre de retraite supplémentaire (dans la limite de 8 trimestres) ou à un passage à mi-temps sans réduction de salaire pendant un trimestre (dans la limite de 8 trimestres). Les 20 premiers points acquis sur le compte étant réservés à la formation. Les générations ayant au moins 55 ans peuvent, elles, en être exonérées et prétendre directement à une retraite prématurée. Une perspective qui réjouissait aussi les DRH, souvent à la peine pour gérer les fins de carrière. Mais qui s'éloigne aujourd'hui faute de candidats éligibles. Les deux autres options, la formation ou le temps partiel, étant jugées plus difficiles à proposer. D’une part, "peu de salariés souhaitent se reconvertir", note Estelle Rémy. "La plupart sont attachés à leur poste et ne veulent pas réapprendre un nouveau métier". Encore moins envisager une mobilité externe. D’autre part, "le temps partiel met à mal la cohésion d’équipe, les tâches du salarié concerné étant reportées sur les autres collaborateurs". Pas sûr du coup que le C3P soit considéré comme un outil idéal de GRH. Même si, dans certains cas, il a permis de sensibiliser les entreprises à la prévention des risques. Un enjeu qu'Ikea a d'ores et déjà saisi en investissant, par exemple, dans des outils d'aide à la manutention (transpalettes électriques, bennes basculantes, containers à roulettes...) pour faciliter l'organisation du travail au quotidien.

* Comme il s'agit d'un accord, il n'est pas nécessaire que le référentiel soit homologué par les services conjoints des ministères du travail et des affaires sociales, après avis du Coct (Conseil d'orientation sur les conditions de travail).

Les 10 facteurs de pénibilité

  • Les 4 facteurs qui s’imposent depuis le 1er janvier 2015 : le travail de nuit ; le travail en équipes successives alternantes ; les activités en milieu hyperbare ; le travail répétitif.
  • Les six nouveaux facteurs pris en compte à partir du 1er juillet 2016 : les manutentions manuelles de charges ; les postures pénibles ; les agents chimiques dangereux ; les températures extrêmes ; le bruit et les vibrations mécaniques.

 

 

 

 

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