Les gens n'ont plus le temps d'apprendre les bons gestes de travail et se font mal

Des entreprises qui délocalisent ou optent pour le "lean management" sans dommages collatéraux pour la santé des salariés, cela n'existe pas vraiment.

Anne-Florence Beauvois, directrice d'un cabinet de conseil pour les CHSCT l'a souvent constaté : les nouvelles formes d'organisation du travail, avec chronométrage des tâches et réunions debout, provoquent RPS, TMS et blessures.

Équipementiers automobiles ou électriques, SSII, industrie chimique, assurance… Anne-Florence Beauvois est amenée à intervenir au sein d'entreprises issues de tous les secteurs dans le cadre de son activité de conseil aux représentants du personnel, CE et CHSCT. Souvent, ils poussent la porte de Sextant Conseil – le cabinet dont elle est la directrice – en quête d'une expertise sur les conditions de travail des salariés suite à la mise en place d'une nouvelle forme d'organisation du travail. Le lean par exemple. Or pour la spécialiste, qui a une formation d'ergonome, ces nouvelles façons de faire ont des répercussions sur la santé physique et mentale des travailleurs.

Quelles nouvelles formes d'organisation du travail pèsent sur la santé des salariés aujourd'hui ?

Anne-Florence Beauvois : On distingue quatre fortes tendances sur les vingt dernières années. L'externalisation ou délocalisation, qui crée des tensions et augmente paradoxalement la somme de travail ; la montée en puissance des services à qui on impose les mêmes modèles qu'à l'industrie ; la financiarisation de l'économie qui fait que les entreprises n'ont plus de stratégie à long terme et réorganisent les services très fréquemment ; et puis le lean, avec l'idée d'un travail "maigre", où on optimise et on économise à toutes les étapes.

Les conséquences sur la santé des travailleurs sont-elles les mêmes ?

Anne-Florence Beauvois : Il y a des éléments qui coexistent, mais chacune a un impact à sa façon. Si je prends par exemple cette tendance qui consiste à appliquer au tertiaire les modèles de l'industrie, la standardisation qui en découle ne tient pas compte des spécificités des métiers ou des qualités de chacun. Ça génère un mal être, lié à la question de la "qualité empêchée", en même temps que des problèmes en termes de performance. À côté de ça, la financiarisation de l'économie, avec ses réorganisations régulières, provoque une perte des repères et une perte du bon geste. Au final les gens ne savent plus comment s'économiser sur le plan de la santé. Avec le lean, on constate les mêmes effets, mais décuplés : dès que quelque chose fonctionne bien, il est remis en cause pour produire plus vite et mieux.

Les risques psychosociaux sont le premier problème auquel on pense …

Anne-Florence Beauvois : Avec le lean bien sûr. On vous demande de vous astreindre à un certain type de comportement ; c'est une démarche extrêmement mauvaise pour la santé, car le travailleur n'a pas de marge de manœuvre. Mais il y a aussi des problèmes plus physiques, lié à l'augmentation des cadences. Si l'on prend par exemple la délocalisation : elle fait disparaître le travail, il est ailleurs. Mais dans certains cas, les salariés estiment qu'ils récupèrent un travail mal fait, sur lesquels ils doivent repasser. Ou alors ils préfèrent le faire directement car l'expliquer à un tiers va être trop compliqué. Ils se retrouvent alors avec des tâches de contrôle de la coordination avec les travailleurs éloignés qui ne sont pas comptabilisées dans son temps de travail. Et à côté de ça, il a toujours un travail à mener à bien...

Voit-on les troubles musculo-squelettiques reculer ?

Anne-Florence Beauvois : Les promoteurs du lean nous disent : "Le lean préserve des TMS, parce que les gens tournent, sont polyvalents, pas sur les mêmes postes, etc." C'est vrai qu'ils ont un travail plus varié. Mais dans les faits, ils ne sont pas préservés des TMS, puisque les délais d'apprentissage sont plus courts. Les gens n'ont plus le temps d'apprendre les bons gestes, les bons modes opératoires, et ils se font mal. Et puis il faut toujours être concentré : je suis intervenue dans une entreprise dans laquelle, lorsque l'opérateur se déplaçait d'un poste à un autre, il devait en même temps vérifier que la pièce qui venait d'être produite n'avait pas de défaut. Au risque de se prendre les pieds dans un des fils présents entre les postes.

Que font les ergonomes dans les entreprises qui prônent ces formes d'organisations du travail ?

Anne-Florence Beauvois : Dans certaines grosses entreprises, les équipementiers automobiles par exemple, il y a des ergonomes internes. Sinon, ce sont des consultants. Dans tous les cas, ils ont la vie dure. Ils travaillent, mais concrètement, leur mission est d'apporter un pansement pour remédier à une organisation sur laquelle ils n'ont pas la main. On va les voir et on leur dit : "Je veux une réduction d'espace, la superficie du poste de travail sera de tant, maintenant, qu'est-ce qui pourrait faire le moins mal aux salariés ?" Parfois, ils proposent quelque chose qui fonctionne. Mais quand la direction voit que ça fonctionne, avec le lean, c'est tout de suite remis en cause pour permettre d'augmenter la productivité.

Avez-vous constaté l'émergence d'autres formes d'organisations du travail nocives ?

Anne-Florence Beauvois : Pas vraiment, non. En fait, ce qu'on constate plutôt, c'est qu'on retrouve souvent la même chose partout. Pour le lean par exemple, comme ce sont les mêmes cabinets qui interviennent, on a tendance à retrouver les mêmes techniques d'une entreprise à une autre. Ainsi le chronométrage des tâches ou la réunion debout sont fréquemment utilisés. Ce sont vraiment des modes (voir notre article). Autre chose : j'ai constaté en intervenant chez un équipementier automobile que certaines entreprises veulent que leur client et leur sous-traitant de second niveau soient en lean. Autour de ces nouvelles organisations du travail, dans certains secteurs, il y a donc aussi une pression.

 

 

Auteur : Par Claire Branchereau, actuEL-HSE.

 

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Réactions...

MAZZOLINI le :

Madame,

Je voudrais réagir à votre article intitulé « Les gens n'ont plus le temps d'apprendre les bons gestes de travail et se font mal » pour vous informer que notre cabinet s’est attaqué depuis maintenant plus de 14 ans à ce problème et à la contradiction que vous évoquez entre la performance (le lean) et les (bonnes) conditions de travail. Il nous aura fallu plus de 5 ans pour analyser, expérimenter et éprouver ce qui permet d’ôter au lean son caractère toxique et anxiogène sur la santé individuelle et collective.

Aussi, si nous partageons beaucoup de votre analyse, nous ne sommes pas d’accord sur le caractère d’exclusion définitif que vous portez sur le lean. Permettez-moi de vous expliquer notre démarche et sur quoi reposent nos affirmations.

Tout d'abord nous avons fait un constat simple: le lean n'a jamais eu comme vocation de traiter les conditions de travail. La seule référence que vous trouverez dans les livres se nomme "muri" ce qui veut dire "pénibilité" mais derrière ce mot soyons lucides, il n'y a pas grand-chose si ce n'est les maigres considérations d’ergonomie des postes de travail.

En ce qui concerne la responsabilité du lean sur l'accélération des TMS et RPS, nous avons noté que malheureusement ceux-ci touchaient toutes les entreprises, qu'elles fassent ou non du lean. On a donc conclut sans omettre que le lean a bien accéléré les choses, qu’il existait une cause « supérieure ». Nous l’avons trouvée au niveau du contexte du travail qui aujourd'hui est caractérisé par 3 critères majeurs:

  1. Une faible visibilité du marché associée à une grande variabilité de la demande client (on n'est plus dans la « mass-production » chère à nos 30 glorieuses). Cela met en stress négatif toute l’organisation (y compris les managers !)
  2. Une grande complexité de l'offre (on parle de "mass-customisation") qui génère une complexité de gestion à tous les niveaux (production, services support) à la limite du gérable. On a des lots de plus en plus petits et une exigence de service de plus en plus grande. Les consommateurs que nous sommes sont bien contents de pouvoir acheter un produit disponible de suite !
  3. Une exacerbation de la rentabilité court terme qui pousse les managers à ne s'intéresser qu'à la performance pure et à aller jusqu’à dire que l'impact sur la santé ne sont que des "effets collatéraux" qu'il faut payer sur l'autel de la compétitivité.

Sur ce dernier point, je voudrais signaler que j'ai été le témoin d’entreprises exsangues maltraitées par ce genre de "voyous" qui passent d'une entreprise à une autre tous les 3 à 4 ans. Mais il y a aussi et ils sont nombreux, des managers qui n'ont pas ce genre de comportement mais qui néanmoins, génèrent des souffrances malgré leur bonne volonté. La raison tient en 6 points principaux:

  1. Le lean, comme on l'a dit n'a pas développé d'outils spécifiques pour traiter les problèmes de conditions de travail donc, même avec de bonnes intentions, il peut générer de la souffrance. Nous-mêmes en avons souffert tant qu’on n’avait pas trouvé comment y remédier.
  2. Les compétences en lean ne sont pas vérifiées. Il n'y a pas d'évaluation des compétences et beaucoup s'improvisent "lean practitionner". L’attrait du lean est fascinant car il peut en effet générer des résultats importants mais il y a une mauvaise compréhension des concepts et un savoir-faire souvent approximatif. On agit le plus souvent dans une grande improvisation.
  3. On ne prend pas le temps de maitriser les processus de l’entreprise et de former les opérateurs ce que vous avez parfaitement relevé. C’est un facteur anxiogène et délétère pour les relations entre individus. Ce que peu de personnes savent c’est que le lean ne peut fonctionner si les processus ne sont pas maîtrisés or, les pratiquants ne savent pas comment le faire de manière durable. On en reste à la recherche du « coupable » au lieu d’organiser l’analyse des causes pour en éviter la récurrence.
  4. Lorsque l’on analyse les causes, c’est toujours de façon cloisonnée et antagoniste. L’ergonome d’un côté et le technicien du lean de l’autre. Chacun avec ses armes et ses anathèmes.
  5. Lorsque le manager essaie d'apporter des réponses, elles sont au choix: trop couteuses à l'investissement, impactent la productivité dans le mauvais sens, ne sont pas utilisées par les opérateurs qui ne les trouvent pas "commodes".
  6. Si l’investissement est stoppé, c’est parce que la direction générale n’a pas intégré le Bien-Être au travail dans sa stratégie de performance globale. Le directeur de production fait de la productivité, le directeur RH, gère les MP. Chacun reste dans son rôle.

Pour les managers qui s’intéressent de bonne foi au problème, on se doit d’apporter une solution concrète qui n’exclut pas le lean mais le dépasse et l’améliore. Rejeter le lean revient à le considérer comme une méthode incapable de se réformer ce qui n’est pas juste. Si on faisait le compte du nombre de personnes à s’être tapé sur la main ou à avoir blessé une autre personne avec un marteau, cet outil devrait être proscrit depuis longtemps ou bien faire l’objet d’un examen et d’un « port d’arme » avant de pouvoir être utilisé !...

Avec des applications réussies dans la vente à distance, l'automobile, l'industrie et l'agro-alimentaire, notre cabinet a apporté la preuve qu’il est possible de dépasser les techniques du lean pour construire aussi du Bien-Être sans renoncer à la performance. Je vous invite à venir à Nantes au salon Préventica où nous ferons 2 conférences sur le sujet ou à visiter notre site internet www.valessentia.fr pour vous en persuader. Pardonnez-moi d’avoir été aussi long mais c’est un sujet qui, vous le devinez, nous tient particulièrement à cœur. Nous ne voulons pas être associés à ceux qui pratiquent le lean comme vous l’avez décrit. Nous voulons informer les préventeurs et opérationnels qu’il existe bien une solution éprouvée et qu’il ne faut pas baisser les bras.

Nous avons élaboré un véritable Système de Management basé à la fois sur la Performance ET le Bien-Être au travail. Depuis 3 ans, il est même enseigné dans le cadre d’un mastère accessible aux salariés (voir www.supmeca.fr mastère en lean management). Ce n’est pas seulement parce que nous avons une démarche d’éthique d’entreprise que nous sommes mis en recherche mais parce que nous voulons aussi apporter une réponse toujours plus efficiente à nos clients. C’est aussi notre contribution sociétale à une pandémie que personne ne semble pouvoir juguler.

Arturo Mazzolini, Valessentia

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